ROGER SUE. La richesse des hommes. Vers l'économie quaternaire. Ed. Odile Jacob, 1997 NOTES DE LECTURE de Yannick BRUXELLE L'idée est de refuser de cantonner l'économie à la seule production marchande et lui restituer son ambition de départ, celle d'une science de l'homme, de sa production de son développement, c'est-à-dire une économie de la société toute entière. Première partie : la désintégration du travail Ch. 1 : la fin d'un mythe p.26 : Tendance lourde de l'économie marchande, économie de la marchandise, qui consiste à substituer ou à médiatiser la relation humaine par une machine, un bien, un objet. Au sens propre il s'agit d'une " objectivation " des relations humaines, de leur transformation en objet d'échange marchand, processus de " réification " de l'échange social selon l'expression de Marx./…/ Ainsi la société dite de services où devait prédominer l'échange social /…/ s'oriente-t-elle selon la pente naturelle de l'économie marchande, vers une société industrielle de services ou de services industrialisés./…/ La frontière entre le secondaire et le tertiaire devient de plus en plus floue. p.28 : La société de services prend de plus en plus des airs de société de serviteurs digne des sociétés précapitalistes. p.34 : Pour les modernes, le grand espoir inscrit dans le travail c'est de ne plus en avoir. Nous y sommes…, c'est en grande partie cet espoir qui a légitimé et rendu acceptable la souffrance d'un travail dur et ingrat pour le plus grand nombre. En ce sens on a parlé d'une véritable " religion " du travail. Le mot n'est pas trop fort. Car la croyance en une société idéale grâce au travail est comparable et prolonge la foi religieuse qui promet le salut et le paradis céleste. p.36 : Arrivé à un certain stade d'accumulation d'objets de consommation, la satisfaction devient décroissante et le temps manque pour en profiter. /…/ Telle est la logique absurde d'un système qui, comme le disait Jean Baudrillard " ne cherche pas à satisfaire des besoins mais à en créer " (Baudrillard, Le système des objets, Gallimard, 1986). /…/ Le progrès ne paraît plus si évident, il peut être destructeur et son sens est mis en question. La sensibilité aux thèmes écologiques est l'un des signes de cette remise en question. p.37 : Le travail ne joue plus le rôle de grand mythe des temps modernes qui permettait d'espérer en l'avenir, de l'éclairer, de s'y projeter. Il est littéralement " désenchanté " (Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Paris, Alto-Aubier, 1995). Comme l'a écrit Jurgen Habermas " L'utopie qui se rattache à la société du travail a épuisé sa force de conviction ".(Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Gallimard, 1988). Une société peut-elle durablement survivre à la mort de son mythe ? (Pour Claude Lévi-Strauss le mythe est le ciment de toute vie collective) Ch.2 : Une croissance sans emploi p.39 : Plutôt que de retarder ce qui est une tendance lourde, ne vaut-il pas mieux accompagner, voire accélérer le mouvement vers la réduction des emplois ? Et en tirer le meilleur parti en adoptant la technique du judoka : accompagner le mouvement pour en tirer avantage plutôt que de s'y opposer ? Du reste il n'est pas sûr que nous ayons réellement le choix. p.41 : Entreprises, le faux procès : Il faut s'interroger sur ce que signifie la citoyenneté pour une entreprise. Faut-il rappeler que la fonction première d'une entreprise est de créer de la richesse et non de l'emploi. Il se trouve qu'à l'ère industrielle les deux allaient de pair. p.43 : Le travail fait-il le citoyen ?: A l'entreprise citoyenne correspondrait la fonction citoyenne du travail. La grande majorité de ceux qui ne travaillent pas ne seraient-ils alors que des citoyens de seconde zone ? p.44 : Les entreprises constituent un milieu dont la finalité n'est pas la morale. Leur raison d'être c'est tout de même de gagner de l'argent en vendant des produits et des services à des clients satisfaits. p.45 : c'est pourquoi il convient d'ouvrir une autre perspective qui est moins une alternative que la suite logique et complémentaire des différents âges, secteurs et modes de production de notre histoire économique et sociale./…/ Mais la classe politique, et plus généralement le discours médiatique qu'elle alimente prioritairement, retarde les échéances. Il est vrai que le politique est issu d'une société organisée autour du travail et que son pouvoir repose sur la promesse d'un retour à l'emploi. Mais le roi est de plus en plus nu, et le discours tient du mirage auquel certains voudraient encore croire et auquel ils ne croient même plus. Ch.3 : L'illusion des emplois à tout prix p.49 à 62 : la réduction du coût du travail…, libérer le travail…, subventionner l'emploi…, privatise le secteur public…, priver le public… Ch.4 : Les mirages du partage du travail p.63 à 68 : Réduire le temps de travail…, les illusions du partage du travail…, partager le temps libéré… p.67 : la question est moins celle du partage du travail que celle du partage du temps libéré. Entre ceux qui disposent d'un emploi et de revenus mais de peu de temps pour en profiter, et ceux dont le temps disponible ne compense pas le déficit de revenus ou de socialisation. Cela exige de promouvoir un grand secteur d'investissement dans le temps libéré, ce temps intermédiaire entre travail et temps libre, doté des vertus de l'un et de l'autre. Un tel secteur reposant sur le volontariat, le libre investissement personnel, l'autonomie et l'utilisation de compétences spécifiques procurerait activité, statut, participation, reconnaissance, valorisation sociale et rétribution. /…/ C'est tout le sens de la construction d'un secteur quaternaire. Ch.5 : Le revenu du pauvre p.69 à 75 : Idée de " revenu inconditionnel ", attribué à chacun, de sa naissance à sa mort, indépendamment de sa situation matérielle ou sociale et sans aucune contrepartie (Thomas Paine en 1796 face à la Convention, par Jacques Duboin et le courant de l'économie distributive dans les années 1930. Repris aujourd'hui par des auteurs comme Yoland Bresson (Bresson, l'après-salariat, Paris, Economica, 1993). p.70 : Sa philosophie repose sur l'idée que chaque individu par son existence comme héritier et membre d'une communauté, colocataire de la Terre et d'un espace social, a le droit à une part inaliénable de la richesse produite. C'est comme l'a dit le prix Nobel d'économie John Meade, un revenu qui à la différence du " revenu minimum " doit être attribué " parce qu'on existe et non pour exister ". Le revenu inconditionnel répond également à un principe d'équité de départ. Chaque individu, sans aucune distinction, ayant droit au même revenu de base qu'il est libre de compléter selon ses besoins et capacités par des revenus d'activités. /…/ Le projet actuel de revenu inconditionnel n'est pas une solution à la misère matérielle /…/ p.72 : Et à la misère matérielle s'ajoute la misère sociale. La misère sociale, c'est le sentiment d'inutilité, la perte de confiance et d'estime de soi, le défaut de participation et d'insertion sociale, la désagrégation du lien social et de l'appartenance collective. En un mot le déficit de citoyenneté. Car ce n'est pas le revenu qui fait le citoyen mais au contraire les actes de citoyenneté qui légitiment le revenu. L'allocation universelle n'offre aucune garantié de l'universalité de l'échange et de la réciprocité. p.73 : Reste que poser la question du revenu inconditionnel permet d'élargir le débat /…/ et enfin de réhabiliter l' " utopie " d'une société sans travail dont nous n'avons jamais été si proches et face à laquelle nous restons étrangement désarmés. Nous ne savons pas penser et encore moins construire une transition entre la crise d'aujourd'hui et ce futur encore inaccessible. La transition est difficile entre un travail qui nous fuit et un temps libre auquel nous ne sommes encore pas prêts. Deuxième partie : Les nouveaux ressorts de la croissance Intro : p.79 : Idée plus générale d' " activité " dont le cumul représente de véritable économies, méconnues par l'économie officielle. Non marchandes elles n'en sont pas moins productrices de richesses, qu'il s'agisse de l'économie domestique, de l'économie de l'autoproduction individuelle et collective ou de l'économie associative (mises bout à bout elles dépassent le PNB produit par l'économie formelle et le travail). Ce que l'économie ne mesure pas dépasse désormais ce qu'elle mesure. Cela explique en grande partie la crise de l'économie qui est moins une crise de l'économie réelle que de sa représentation par l'économie officielle et la science économique. p. 81 : Il semble qu'un relatif consensus pourrait s'établir autour de 3 grand pôles : celui du " développement des savoirs et des compétences ", celui du " développement des services mutuels ", celui de la " construction et de l'expression de la demande sociale " p.82 : au schéma classique du " travail-marchandise-offre ", il faut substituer celui du " savoir-service-demande " qui exprime la nouvelle nature de l'économie. Ch.6 : Le développement des savoirs et des compétences p.83 : Nous sommes entrés dans l'ère de l'innovation permanente. Plus évolutifs, les savoirs sont surtout devenus plus facilement accessibles (informatisation des données)./…/ L'information, à l'image de l'électricité est devenue la nouvelle source d'énergie. Elle présente en outre l'avantage d'être inépuisable et " intelligente ". Pour Michel Serres, " le savoir est devenu la nouvelle infrastructure " /…/ Le travail repose de plus en plus sur la mobilisation et la mise en relation des savoirs. p.84 : Toutes les comparaisons internationales attestent de l'étroite corrélation entre le niveau des dépenses consacrées à la recherche, à la recherche-développement, à l'éducation et le niveau de développement. Par savoirs, il faut aussi entendre les multiples connaissances tirées d'un quotidien de plus en plus riche et complexe… p.87 : Travail ou compétences ?: Savoirs et travail relèvent de deux logiques productives différentes. /…/ p.88 : Comme le dit M.Stroobants, " avec la compétence le savoir perd son statut d'objet pour devenir l'attribut du sujet " (Stroobants, Savoir-faire et compétences au travail, Univ. De Bruxelles, 1993). /…/ En moyenne les compétences sont insuffisamment reconnues par les entreprises, peu valorisées et les conditions de leur acquisition sont pratiquement ignorées. Etrange paradoxe pour des ressources désormais aussi vitales à la croissance. p.89 : La stabilité dans l'emploi n'a jamais été aussi menacée. Les salaires progressent peu et la hiérarchie reste peu encline à partager son pouvoir. Pour ces raisons on préfère éviter de poser la question de la reconnaissance des compétences réelles mises en œuvre, tout en prodiguant maints encouragements à les développer. Seules les compétences authentifiées par un diplôme, le plus souvent de formation initiale sont vraiment reconnues et continuent à faire loi dans l'entreprise (pourtant on sait depuis longtemps que la relation entre le diplôme et l'efficacité dans l'emploi est rien moins qu'évidente, cf. L.Tanguy dans L'introuvable relation formation/emploi. La documentation Française, 1986)./…/ Un diplôme dans un contexte non qualifiant régressera ; un non diplômé dans un contexte qualifiant ne cessera de progresser. p.90 : Le savoir abstrait n'est qu'un savoir parmi d'autres et ne préjuge pas des nombreuses facultés nécessaires à sa mise en œuvre. Aujourd'hui, la tendance est à privilégier les compétences relationnelles ou comportementales, les fameux savoir-faire et savoir-être. Or précisément, de ces compétences, l'école et l'université ne se soucient guère et ce n'est sans doute pas leur rôle. p.91 : Pourquoi les entreprises se privent-elles de l'exploitation de telles ressources humaines dont elles ne cessent de vanter les mérites dans les discours ? En réalité les entreprises sont dans une phase de transition entre deux modèles. Un modèle dit de la compétence (Ph. Zarifian, Le modèle de la compétence : une démarche inachevée. Le Monde, 1er mars 1995 et Ph. Zarifian, La nouvelle productivité, L'Harmattan, 1990) qui mise sur les qualités et les compétences individuelles, sur la capacité d'initiative et l'autonomie ; ce qui suppose des organisation ouvertes, flexibles où prime la communication transversale, mais aussi l'acceptation d'une prise de risque, c'est-à-dire la confiance ; et un modèle traditionnel du travail, au sens du travail prescrit, où le contenu du travail reste déterminé à l'avance selon des procédures rigides et contraignantes qui laissent peu d'espace à l'initiative et à l'expression créatrice. Entre ces deux modèles c'est encore le modèle du travail classique qui imprègne le plus fortement les mentalités et qui prédomine. p.93 : D'où viennent les compétences ? On confond en effet deux choses : l'acquisition de compétences et leur développement. Or si l'entreprise peut dans un contexte favorable développer les compétences propres de ses salariés, elle ne saurait les inventer ou les produire /…/ On ne doit pas la confondre avec une institution éducative. Elle est moins un lieu de production de compétences que celui de leur assemblage, de leur croisement, de leur fertilisation commune et de leur enrichissement pour produire une compétence collective qui est la véritable richesse de l'entreprise, sa vraie valeur ajoutée. C'est pourquoi on parle aujourd'hui d'un nouveau type d'entreprise, l'entreprise " cognitive ", " apprenante " ou " qualifiante ". p.98 : Si les compétences ne " s'enseignent " pas, en revanche elle s'apprennent. p.100 : Les chemins de la compétence : Contradiction majeure dont il nous faut sortir : d'un côté la certitude que l'avenir de la croissance et du développement passe par l'explosion des compétences individuelles pour nourrir une grande " intelligence collective (Pierre Lévy, L'intelligence collective, la Découverte, 1994) ; de l'autre les grands discours qui dérapent sur la réalité puisque ni les entreprises, ni la formation professionnelle, ni l'école ne peuvent apporter les compétences nécessaires dans leurs différentes dimensions. Il est donc impératif d'ouvrir de nouveaux chemins pour en susciter l'acquisition par le plus grand nombre : partir de l'individu, de ses qualités intrinsèques, de son histoire personnelle et de son désir, cette mobilisation psychoaffective du sujet est déterminante. Il faut ensuite que ce désir individuel s'inscrive dans une communauté ouverte pour l'accueillir (" communauté des égaux " fondée sur la réciprocité ; comme l'a dit Rousseau dans Emile ou de l'éducation : " Il faut traiter les autres en égaux afin qu'ils le deviennent "). Une compétence en vaut une autre et de leur croisement naît une nouvelle pour l'un comme pour l'autre. p.101 : c'est donc apprendre par l'échange. C'est le cadre donné par le milieu associatif ou du moins des associations dignes de ce nom (réseaux d'échanges de savoirs : on donne et on reçoit, on apprend et on enseigne, autre manière d'apprendre). /…/ Lieu de rencontre, de socialisation, de participation citoyenne, de mise en confiance de l'individu en ses possibilités et partant de réduction des écarts culturels./…/ Certaines entreprises sont déjà entrées dans le modèle de la compétence (ex : Ecco) ; des écoles ont construit de véritables " arbres de compétence " (M.Authier, P.Lévy, Les arbres de connaissance, La découverte, 1992), illustrant les centres d'intérêt, les savoirs et savoir-faire de leurs élèves. Le modèle fait tache d'huile car il correspond à une conception plus authentique et plus complète du savoir fondée sur l'ensemble des capacités d'un individu. p.102 : certes toutes les associations ne sont pas bâties sur le modèle des réseaux d'échanges de savoirs, mais nombre d'entre elles permettent d'acquérir une compétence particulière liée au projet de l'association et favorisent le développement de savoir-faire et de savoir-être par l'accès à des responsabilités et par les relations sociales qui s'y nouent. Toute la question est de savoir comment dynamiser et élargir ce mouvement. Pour cela les associations doivent s'affranchir de l'empreinte de l'éducation populaire qui a connu ses plus belles heures de gloire dans les années soixante (sorte d'école de la deuxième chance cherchant à démocratiser la " culture cultivée "). La culture des compétences nécessite aujourd'hui une plus grande valorisation de l'individualité et aussi une conception beaucoup plus large des savoirs. L'éducation populaire n'a eu vraiment de populaire que le nom et le renom. Mouvement des classes moyennes, elle a surtout touché les classes moyennes alors en pleine ascension. Aujourd'hui, la culture des compétences doit être une culture pour et par tous, effectivement populaire au sens plein du mot. p.106 : Le secteur de la compétence, parce qu'il mise essentiellement sur l'acquisition de compétences dites " transversales " sur la base des savoir-être et des savoir-faire est utile aussi bien à la vie individuelle, sociale que professionnelle. Pour autant, aussi important soit-il, il n'est qu'un élément de la nouvelle richesse des nations…/…/ Il doit s'inscrire dans un secteur plus vaste, celui de l'économie quaternaire ? A côté du pôle de la compétence, le pôle des services mutuels représente le deuxième pilier de cette économie. Ch.7 : L'économie des services mutuels p.107 : on affirme que nous sommes entrés dans une économie de services et dépassé l'âge industriel, celui de l'économie classique. N'est-ce pas une illusion qui pourrait en partie expliquer notre incapacité à affronter sa mutation puisque nous croyons l'avoir faite : de même que nous croyons savoir développer des compétences, nous croyons savoir tirer le meilleur parti des services. p.108 : Tout service marchand tend à substituer à la relation sociale de service un bien matériel, c'est-à-dire une marchandise. C'est le guichet automatique…, le libre service… (logique de l'économie industrielle qui s'étend aux services). Toutefois ce tertiaire marchand est loin de recouvrir l'ensemble des services. p.110 : le poids des services non-marchands : Premier paradoxe, ces services pourtant essentiels au développement sont considérés comme des coûts ou des charges pour l'économie, jamais comme des ressources. Ou alors, ils restent invisibles et donc réputés non productifs. Pour peu, selon une bonne logique comptable ils passeraient pour anti-économiques à l'aune de l'économie marchande. Deuxième paradoxe, ces services pèsent de plus en plus lourd dans le contenu de la croissance. Loin d'être aux marges de l'économie, ils tendent peu à peu à en constituer le cœur. Le nouveau cœur de la richesse des nations. On constate d'ailleurs qu'en dépit d'une politique qui ne leur est pas favorable, ils ont spontanément progressé beaucoup plus vite que les secteurs marchands. /…/ Entre 1990 et 1994, le PIB non-marchand a crû de 10%, et le PIB marchand de 2% (D.Kessler, Le Monde ; 14 janvier 1996) p.111 : Nous sommes entrés dans une nouvelle ère de la consommation dont les ressorts sont de plus en plus orientés par la relation (à soi, aux autres, à l'environnement) ; pour une grande part, la nature de ces relations détermine l'achat de services ou de marchandises. Ce que Michel Foucault a appelé " le souci de soi " (M.Foucault, Le souci de soi dans Histoire de la sexualité, tome 3, 1984), attention à son corps, sa santé, recherche de bien-être, quête d'un sens à donner à son existence dans un monde qui n'en fournit plus. /…/ A cette " économie de la personne ", passablement narcissique, s'ajoute un désir ambivalent de relation aux autres. La relation à l'environnement est la troisième composante qui détermine les voies de la consommation (protection mais aussi quête d'enracinement dans un territoire et dans une culture face à l'anonymat d'une mondialisation sans visage : d'où devenir acteur et co-producteur de son environnement et de son milieu de vie) p.112 : Cette " économie de l'être " précède et conditionne désormais " l'économie de l'avoir " et de la marchandise. L'économie du " bien " suppose de plus en plus une économie du " lien ". p.113 : la saturation du service public : En 1993, la part des dépenses publiques dans le PIB atteignait une moyenne de 42% dans les principaux pays de l'OCDE. En France, la proportion st au dessus de la moyenne : 55% (aux USA : 49%) p.114 : Il serait aberrant de brider la demande sociale de santé, d'éducation… puisqu'il s'agit du nouveau cœur de la croissance./…/ Si ces gisements de croissance appartiennent aujourd'hui plutôt à l'économie publique, cela ne signifie pas que seul le service public puisse les assurer. Il faut trouver la voie d'une nouvelle économie, plus autonome, moins dépendante de la redistribution monétaire. La monnaie n'est que le produit de l'échange marchand et non le signe exclusif de la création de richesses ni le seul moyen d'en créer. p.115 : Ex : dans le système de santé, la demande est fréquemment d'abord une demande relationnelle, de réconfort ou de simples conseils qui ne nécessitent pas de médicalisation particulière. Faute de réponse adaptée, c'est l'acte thérapeutique qui en fait office./…/ L'économie de service public est inadaptée, coûteuse et source de gaspillage. A l'image de l'économie marchande, l'économie publique est enracinée dans la production et la consommation de masse. Elle fonctionne sur le modèle industriel, celui du service standard et impersonnel, à l'opposé de l'économie de la personne, de la relation sociale et de l'échange de services qui ne peuvent y trouver leur compte. p.116 : Dans ces conditions, il serait sans doute judicieux qu'une part de la ressource publique et des économies budgétaires soit transférée à un secteur approprié à ce type de demande et de services : le secteur quaternaire. Transfert même modeste d'un service au public à un service " par " le public et pour lui-même (la redistribution actuelle, notamment en terme d'éducation ou de santé, est une redistribution " à l'envers " qui profite plus aux catégories déjà favorisées). /…/ Ni le marché, ni le service public n'offrent de réponse appropriée à la montée de l'économie de la personne et des services relationnels. En revanche la sphère privée paraît en être le lieu tout désigné et le plus naturel (oïkos : la maison ; le domestique) p.117 : mais cette économie de la vie privée est très fortement marquée par les inégalités. p.118 : il est urgent de reconstruire des espaces collectifs de socialisation " intermédiaires " à mi-chemin entre vie privée et vie publique. /…/ La modernité, conforme à l'esprit de la révolution française, s'est construite sur la séparation entre sphère privée et sphère publique (il s'agissait de libérer l'individu de la tutelle de la tradition, des ordres, des corporations et des chapelles…) La séparation s'est transformée en rupture. Rupture entre deux mondes qui, devenus étrangers l'un à l'autre ont perdu la cohérence qui faisait la force du modèle républicain. On trouve désormais d'une part une sphère publique de l'économie qui exclut de plus en plus l'individu et s'essouffle faute de combattants. D'autre part un individu qui établit de moins en moins bien son rapport au monde et perd le sens de son existence. p.120 : la force stratégique des associations : Le secteur éducatif, sanitaire et social représente à lui seul plus du tiers des associations, soit 250000 à 300000 sur un total estimé de 800000 associations. /…/ En France, les subventions publiques aux associations n'ont cessé de diminuer des dernières années. Le secteur " aidé " n'est pas celui que l'on croit. Rien de comparable entre les milliards engloutis dans la sidérurgie, l'armement ou les compagnies aériennes… p.121-122 : Du relationnel au mutuel : Comme l'a parfaitement résumé Georg Simmel (Simmel, Philosophie de l'argent, PUF, 1987) " l'argent crée certes des relations entre les humains, mais en laissant les humains en dehors de celles-ci ". Qu'en est-il dans le cas d'un service public comme l'éducation ? Tout d'abord la personnalisation y est réduite, ce qui ne favorise guère l'échange et la relation ; ensuite cette relation est plutôt de l'ordre de la prestation unilatérale et imposée que de l'échange. Enfin la relation est prédéterminée à l'avance et soumise à des règles assez strictes, à l'inverse du véritable échange dans lequel les règles du jeu se construisent conjointement. Ainsi dans la plupart des services dites " relationnels ", la relation est en général assez pauvre. Si par hasard elle s'enrichit, elle sort des normes, telle une heureuse surprise dans des espaces régis par la transaction ou la prestation de service. Les véritables services relationnels où prédomine la relation d'échange s'apparentent plutôt à des services mutuels. C'est du moins ainsi qu'on pourrait les qualifier pour différencier les services produits par les associations des services relationnels marchands ou publics. La relation vraie est en effet fondée sur et par l'échange mutuel de services. Elle est fondée sur la réciprocité. Chacun apporte quelque chose et celui qui apporte " plus " n'est pas toujours celui que l'on croit./…/ Cette relation n'est pas " gratuite ", elle est seulement inévaluable, incommensurable. D'autre part le service mutuel engage la personne dans sa totalité. Il ne peut être réduit à des dimensions techniques que l'on pourrait isoler, mesurer, chiffrer. /…/ La réciprocité du service mutuel ne permet pas de savoir qui donne et qui reçoit puisque chacun donne et reçoit à la fois. Dans l'échange mutuel on est à la fois, ou tour à tour producteur et consommateur. C'est ce système du don et du contre-don (M.Mauss…) qui fonde l'échange social de personne à personne et qui le perpétue puisqu'un service n'en annule pas un autre mais au contraire en appelle un nouveau, à la différence du service sous forme de transaction ou de prestation qui fige, clôture et solde la relation. Hors la vie privée, la vie associative est le seul cadre organisé qui permette le développement et l'épanouissement des services mutuels, c'est-à-dire d'authentiques services relationnels. p.123 : La production de services par échanges mutuels ne pourrait pas pour autant se substituer aux services relationnels produits par le marché ou le service public. On aura toujours besoin de moyens médicaux lourds pour faire face à la maladie et de l'école pour prendre en charge une bonne part des besoins éducatifs. /…/ Si l'on reconnaît volontiers l'économie associative…, on croit souvent que c'est au prix de performances médiocres. Au pire on la juge non-productive puisque ses ressources dépendent pour partie de subventions publiques. /../ Pour une bonne part l'économie associative ets d'abord une économie de la " prévention " p.124 : En matière d'environnement, ma prévention de dégradations irréversibles ou de la pollution est évidemment une source d'économie au sens le plus fort. /…/ L'économie de la prévention, quoique peu reconnue, est pourtant l'économie par excellence, au vrai sens du mot. C'est-à-dire une économie de ressources et de dépenses inutiles. Du point de vue de l'économie marchande, on peut bien sûr tenir le raisonnement inverse et considérer qu'une économie " de " travail s'oppose à une économie " du " travail, qu'une économie de la prévention " produit " moins qu'une économie de la réparation, et qu'une économie de la dépense est à l'opposé de l'économie des dépenses./…/ L'économie associative peut aussi être performante par les coûts. Si elle profite de subventions publiques, son fonctionnement et sa valeur ajoutée reposent essentiellement sur l'engagement volontaire et les services mutuels. Difficile de faire mieux en matière de coûts. A service égal, si tant est que la comparaison soit possible, les coûts de production par le service public ou par le marché seraient bien supérieurs. Mais qui fait ce genre de calculs ? /…/ On parle aussi de qualité médiocre des services rendus au regard de la qualité professionnelle, sans doute n'est-ce pas faux dans certains cas, mais dans d'autres c'est l'inverse. Les associations sont aussi composées de professionnels de haut niveau. p.125 : Plus que d'autres, l'économie associative est tournée vers l'innovation utile socialement. p.127 : Il faut qu'à l'intérieur du cadre général et très libéral de la loi de 1901 qui régit les associations les plus diverses qu'un " statut d'utilité économique et sociale " définissant précisément un ensemble de droits et de devoirs soit établi pour certaines associations. Parmi les droits : un régime de financement spécifique, la faculté d'émettre des chèques services, un statut de volontaires pour les participants différent mais compatible avec le statut de salarié ou de fonctionnaire… Côté devoirs, le respect de critères appréciant notamment les qualités, l'obligation de résultats, la soumission à des évaluations périodiques… C'est ce secteur que nous proposons d'appeler secteur quaternaire, afin de sortir de la nébuleuse associative, de la confusion qui met sur le même plan l'association de joueurs de pétanque et la grande association d'action sociale ou éducative dont l'impact socio-économique, le fonctionnement et les objectifs n'ont rien de comparable. A cette condition, on peut envisager d'entrer dans un nouvel âge de l'économie./…/ A cette condition, il est possible de libérer les nouveaux gisements de développement en organisant un mode de production approprié à leur nature profonde : la relation ; c'est toute l'économie y compris l'économie marchande qui tirera " profit " de cette libération par le développement de l'économie associative. Tel n'est pas le cas aujourd'hui car " le principe de subsidiarité fonctionne en quelque sorte à l'envers : les associations sont sollicitées lorsque l'Etat ne peut plus faire face, au lieu d'être considérées comme des partenaires légitimes " (Bernard Perret, Politiques pûbliques et mobilisation de la société, in J.L. Laville et B.Eme, Cohésion sociale et emploi, Desclée de Brouwer, 1994). Si les associations sont les mieux placées pour développer une véritable économie relationnelle en amont des autres secteurs de l'économie, c'est aussi parce qu'elles sont les plus proches de la demande sociale. /…/ La construction d'une économie de la demande sociale est le troisième pilier de la nouvelle richesse des Nations, le troisième pilier de l'économie quaternaire. Ch.8 : L'expression de la demande sociale p.129 : Le marché est d'abord un mécanisme d'ajustement de la demande à l'offre et non l'inverse. Le marché ne mesure jamais la réalité de la demande sociale. Comment le pourrait-il ? Il ne mesure qu'une réaction à l'offre, ce qui est bien différent. Le choix proposé par le marché est en réalité un choix forcé. p.132 : Le consommateur a bien changé. Mieux éduqué, plus averti, il se laisse moins facilement prendre aux sirènes de la publicité. Les achats se veulent plus réfléchis, plus comparatifs, plus " utiles "./…/ Même pour ceux qui ont les moyens, la consommation se veut plus discrète. L'action de fond des associations de consommateurs comme la progression de la pensée écologiste ont également contribué à dissiper les illusions des paradis artificiels de la consommation./…/ Le recentrage sur la personne, sur l'être et sur ses qualités intrinsèques, sur les valeurs durables et la recherche de sens, nous éloigne des années " toc " de la consommation débridée et faussement compensatoire. Tout cela ne fait pas l'affaire de la croissance marchande. p.134 : Autre fuite en avant : d'un côté on sature le marché avec de " nouveaux " produits présentant une innovation réelle marginale, voire nulle/…/ ; de l'autre on s'évertue à conditionner un consommateur rétif par une hypertrophie de la fonction commerciale, par une pression promotionnelle continue et par l'envahissement de la publicité. L'économie de marché régie par la loi de l'offre tient de l'économie du gaspillage. p.135 : Autrement dit, l'économie de marché consacre de plus en plus de moyens et de temps à produire en pure perte. Comme le coût de ces produits inutiles est évidemment répercuté sur ceux qui marchent, on peut dire que les consommateurs payent plus pour des produits qu'ils ne veulent pas acheter que pour les produits qu'ils achètent. Les coûts de commercialisation sont aujourd'hui en moyenne supérieurs aux coûts de fabrication. En conséquence, on consacre une part croissante des coûts de production à créer dans l'esprit des gens des besoins dont ils n'ont pas la moindre idée. L'impératif productif s'est transformé en impératif commercial ; le problème n'est plus de fabriquer mais de vendre, l'idéal consistant même à vendre avant d'avoir produit. Il faut que notre économie ait atteint un incroyable niveau de richesse pour se permettre de tels échecs et pour absorber plus de moyens pour forcer la demande que pour produire des marchandises qui y répondent. Mais comment admettre l'absurdité d'une telle économie du gaspillage côtoyant tant de pauvreté ?